La volonté, affirmée par le Parlement européen et par la Commission, d’écarter la Pologne et la Hongrie du plan de relance européen consécutif à la crise du COVID, au motif que ces Etats ne respectent pas l’«état de droit » pose, au-delà de la médiatisation immédiate, des questions essentielles sur la nature et sur l’évolution de l’Union européenne.
L’Union européenne, fédération d’ « Etats-nations », Etat fédéral ou Etat unitaire ?
C’est le traité de Lisbonne de 2007 qui a inscrit dans l’article 2 du traité sur l’Union européenne les « valeurs communes » -dont le respect de l’état de droit- partagées par les Etats membres. La réécriture de l’article 6 de ce même traité sur l’Union fait en outre référence à la Charte européenne des droits fondamentaux à laquelle elle donne la même valeur que les traités.
Ayant à appliquer ces nouvelles dispositions, la Cour de Justice de l’Union européenne les a entendues dans un esprit qui pourrait être celui d’un Etat fédéral. Elle a en effet rappelé, à propos de la Charte, que celle-ci, applicable de façon générale aux institutions et organes de l’Union ne s’appliquait aux Etats que lorsque ceux-ci mettent en œuvre le droit de l’Union. L’Union européenne n’a en effet qu’une compétence d’attribution, celle qui lui a été donnée par les traités, et nullement une compétence de caractère général. On reconnaîtra au demeurant que la notion de « droit de l’Union » est déjà extrêmement extensive.
L’article 7 du Trait sur l’Union européenne, issu lui aussi du traité de Nice, a quelque peu compliqué la donne en prévoyant qu’au terme d’une procédure relativement lourde et complexe, le Conseil européen pourrait sanctionner un Etat membre qui ne respecterait pas les valeurs fondatrices de l’Union. La constatation d’une violation grave et persistante de ces valeurs par un Etat membre doit toutefois se faire à l’unanimité des membres du Conseil, ce qui rend la mise en œuvre de cette procédure quasiment impossible.
Les parlementaires européens, qui raisonnent d’abord en politiques, se sont émus de ce blocage institutionnel et ont exercé de fortes pressions sur le Conseil et sur la Commission pour faire adopter un règlement du Parlement européen et du Conseil (2020/2092 du 16 décembre 2020) sur la conditionnalité liée à l’état de droit. Ce règlement permet d’agir si une violation avérée de l’état de droit met en cause les intérêts financiers de l’Union.
La Pologne et la Hongrie ont saisi la Cour de Justice de l’Union européenne de la régularité de ce règlement. On peut en effet légitimement s’émouvoir -on y reviendra- de certaines pratiques et législations de ces deux Etats, mais il est certain aussi que le champ qu’ouvrirait le nouveau règlement, non pas à la seule autorité judiciaire, mais aux autorités européennes dans leur ensemble, serait quasiment illimité. On dériverait en effet d’un système qui est plutôt d’inspiration fédérale vers un régime d’inspiration unitaire dans lequel l’ensemble des législations des Etats pourrait être mis sous contrôle.
Ce serait là un changement institutionnel d’une immense portée qui interviendrait sans que les citoyens européens aient été jamais consultés. Or, c’est bien à ces derniers qu’il appartient de choisir clairement quelle est l’Europe qu’ils souhaitent, entre une fédération d’Etats-Nations intermédiaire entre fédération et confédération, un Etat fédéral où le partage des compétences entre l’Union et les Etats devrait être clairement tranché et un Etat d’inspiration unitaire qui irait très au-delà de ce que la plupart des peuples de l’Union sont aujourd’hui prêts à accepter. Faute de choix clair, on risque de favoriser les mouvements populistes et la tentation de nouveaux « exit » -mais peut-être est-ce là le rêve de certains.
Le respect de l’état de droit ne concerne-t-il que les pays de l’Est de l’Europe ?
Les questions qui opposent la Pologne et la Hongrie aux institutions européennes portent, pour une large part, sur des questions d’ordre sociétal -le droit à l’avortement en Pologne, la reconnaissance des droits des homosexuels en Hongrie.
On sait que les juridictions internationales ont une approche généralement prudente sur les contentieux liés à ces problèmes. Les questions sociétales touchent, en effet, profondément les personnes mais aussi les représentations sociales. Notre propre expérience -sur l’IVG, sur le PACS et le mariage pour tous, sur la PMA- nous ont montré que le temps et le débat étaient indispensables pour qu’une société assume pleinement ce qui apparaît, à l’origine, comme une véritable mutation des valeurs.
Toutefois, dans le cas de la Pologne et de la Hongrie, les difficultés ne viennent pas de la lenteur des évolutions mais de la remise en question par la loi d’avancées qui s’étaient produites dans le passé. C’est ce qui explique la vivacité des réactions des institutions européennes.
Mais il ne faut pas, sur des sujets aussi sensibles, risquer de se mettre soi-même en défaut. On se souvient qu’en réponse à Barack Obama qui l’interpelait à juste titre sur la situation des homosexuels au Sénégal, le président Macky Sall avait répondu : « Nous, la peine de mort, nous l’avons supprimée depuis longtemps. Nous respectons le choix de chaque Etat ».
Or, sur d’autres enjeux sensibles, ceux du droit d’asile, de l’accueil des migrants, du respect des principes du sauvetage en mer, bien rares sont les pays européens qui respectent les droits de l’Homme et les valeurs fondamentales. On peut même être surpris que la loi adoptée en juin dernier, à l’initiative du gouvernement « social démocrate » danois et prévoyant de renvoyer vers des pays du Sud, les demandeurs d’asile -en ne les accueillant même pas sur le sol danois en cas de réponse favorable à leur demande- ne fasse l’objet d’aucune réaction de la part des parlementaires européens, de la Commission et du Conseil. Tout se passe, dès lors, comme si la conditionnalité n’était pas interprétée de la même façon selon qu’on appartient à l’Ouest ou à l’Est de l’Europe.
Il importe que les institutions européennes aient une attitude claire. Ou elles considèrent qu’il faut jouer « profil bas » et tenir compte de l’extrême sensibilité des opinions publiques et des risques de montée des populismes à l’Ouest. Dans ce cas, il est difficile qu’elles sanctionnent dans le même temps les pays de l’Est de l’Europe sous prétexte que les populismes y sont déjà installés. Ou elles adoptent une attitude courageuse, qui est d’avoir partout la même exigence lorsque les droits de l’Homme sont en question et il n’est pas possible qu’elles laissent plus longtemps le Danemark -et éventuellement d’autres- à l’abri de ses sanctions. C’est cette seconde solution qui aurait nettement notre préférence.